Les tours du silence

Dans les hauteurs de Nova Concordia, la lumière n’est jamais naturelle. Elle baigne les pièces d’un éclat parfait, ajusté pour apaiser les nerfs et stimuler une concentration sans faille. Ici, le soleil est un choix, un luxe réglable à volonté. À travers les murs de verre trempé, les derniers vestiges du monde sont réduits à des tableaux abstraits : des collines dénudées, des plaines grises, et un ciel qui semble s’effacer un peu plus chaque jour.

Les jardins intérieurs regorgent d’une verdure artificielle, nourrie par des systèmes hydriques si complexes qu’ils sont invisibles. Les fleurs ne fanent jamais, les fruits mûrissent sans défaut. Mais rien ne sent. Rien n’a de goût. Les hommes et les femmes qui déambulent ici ne le remarquent plus. Ils ne mangent pas pour se nourrir, mais pour maintenir des équilibres métaboliques que les IA surveillent avec une obsession clinique. Chaque calorie est un chiffre, chaque gorgée d’eau une statistique optimisée.

Ils vivent protégés, ces élus, dans des tours où rien n’est laissé au hasard. Les enfants ne jouent pas ; ils apprennent. Les vieillards ne vieillissent pas ; leurs corps sont entretenus par des cocktails de molécules qui repoussent l’inéluctable, mais pas indéfiniment. Leurs conversations sont polies, superficielles, remplies d’un vocabulaire aseptisé où les mots comme « peur » ou « désespoir » n’existent pas. Car il faut garder l’illusion, l’illusion que tout est sous contrôle.

Mais dans les couloirs silencieux, un malaise grandit. Il se glisse dans les regards furtifs, dans les respirations un peu trop longues. Ils ne parlent jamais du dehors, cet « ailleurs » qu’ils ne voient plus que sur des écrans. Ils évitent de mentionner les rumeurs de machines qui faiblissent, de stocks qui diminuent, de protocoles qui échouent. Ils se concentrent sur leurs routines, leurs réunions, leurs performances. Jusqu’à ce qu’une lumière rouge clignote sur un tableau de bord ou qu’une alarme brise le calme parfait.

Ceux qui gouvernent ici ne sont pas des monstres, mais des fantômes. Ils vivent dans un monde fabriqué à leur image, une bulle tellement parfaite qu’elle en devient absurde. Ils ne se regardent plus dans les miroirs. Les reflets qu’ils y trouveraient leur rappelleraient peut-être qu’ils sont aussi mortels que ceux qu’ils ont abandonnés. Dans un coin de leur esprit, ils savent que cette bulle n’est pas éternelle. Qu’un jour, les murs se fissureront. Que les jardins s’éteindront. Que l’air deviendra vicié, même ici.

Ils savent, mais ils ne bougent pas. Ils pensent que leur silence est un rempart, qu’en ne regardant pas le vide, ils le tiendront à distance. Mais le vide s’infiltre déjà. Dans chaque contrôle de sécurité, dans chaque rapport d’incident, dans chaque regard qui se détourne un peu trop vite. La perfection n’est pas un refuge. C’est une prison dont ils ont jeté la clé.

Et pendant qu’ils jouissent de cette agonie luxueuse, le dehors attend. L’eau manque, les terres brûlent, les cendres montent. Et un jour, même ces tours, hautes et inviolables, entendront la rumeur du monde qui revient les chercher.