La ville était un mille-feuille de contradictions, une superposition d’époques et de pouvoirs. Au cœur de ses murs rouges, vestiges d’un passé impérial et révolutionnaire, une présence ancienne semblait encore veiller, bien que son influence ne fût plus que symbolique. Derrière ces remparts historiques, de nouvelles tours jaillissaient, immenses et vitrées, reflétant un ciel artificiel baigné d’une lumière tamisée. Les jardins suspendus et les terrasses verdoyantes simulaient une nature maîtrisée, mais tout cela n’était qu’une illusion.
En bas, à l’ombre de ces structures, une autre réalité s’imposait. Les rues, autrefois vastes et majestueuses, étaient devenues des corridors étroits, bordés par des vestiges d’un âge révolu et des infrastructures disproportionnées. L’air, encore chargé de cendres, semblait griffer la peau, tandis que la neige noire tombait parfois, muette, comme une couverture funèbre sur les avenues désertées. Les passants pressaient le pas, évitant les regards, esquivant l’omniprésence des caméras et des drones qui surveillaient sans relâche.
Sous la ville, dans ses entrailles profondes, s’étendait un monde parallèle. Les tunnels, vestiges d’un réseau de transport souterrain autrefois glorifié, avaient été colonisés par ceux qui refusaient la surface. Là, dans l’obscurité, des langues nouvelles émergeaient, mêlant mots anciens et fragments numériques. Des machines bricolées projetaient des lueurs vacillantes sur les parois humides, tandis que des groupes clandestins s’organisaient, créant un semblant de liberté. Les rires y étaient rares, les conversations chuchotées, mais leur simple existence était un défi au contrôle absolu exercé au-dessus.
Le fleuve, autrefois imposant, n’était plus qu’un filet d’eau sombre et stagnante, enserré par des digues renforcées. Autour de lui, des usines converties en fermes verticales produisaient des légumes sans saveur et des protéines synthétiques. Tout était calculé pour l’efficacité, rien pour la vie ou l’émerveillement. Les rivières libres, les plaines ouvertes, les forêts, tout avait été dompté, rétréci, assimilé dans un système qui ne laissait plus rien à la nature.
Au sommet des tours, une lumière douce éclairait des appartements luxueux où vivaient les privilégiés. L’air y était purifié, les températures parfaites, les bruits d’oiseaux recréés artificiellement. Des algorithmes prenaient soin de tout : repas, sommeil, loisirs. Mais derrière ces façades de perfection, les regards restaient vides, les conversations fades. Même dans ce luxe, la peur persistait : celle que le monde extérieur ne revienne un jour réclamer ce qui lui avait été volé.
Le soir, lorsque les ombres s’étiraient et que la ville se drapait de néons, un homme solitaire longeait un pont. Ses pas résonnaient faiblement sur la pierre froide. Dans sa poche, un carnet, et dans ce carnet, des mots qui ne devaient pas être lus. Il s’arrêta, regardant les lumières des tours se refléter dans l’eau stagnante. Pour une fraction de seconde, il crut voir autre chose : une forêt disparue, un ciel libre, une rivière qui coulait encore.
Ce n’était qu’un mirage, bien sûr. Mais il suffit parfois d’une illusion pour ranimer ce que la ville n’avait pas encore réussi à éteindre : l’espoir.