Ils courent sans savoir où, ni pourquoi, comme des horloges brisées, désynchronisées avec le monde qu’elles habitent. Les chiffres prolifèrent, les écrans scintillent d’une lumière stérile qui grignote les visages et épuise les regards. Autour d’eux, tout se rétrécit. Les existences deviennent des tableaux de données, des colonnes anonymes où la vie n’a plus de texture, seulement des marges et des seuils à atteindre. Dans les bureaux saturés de silence, le café filtre noie l’amertume des jours. Chaque souffle est un compte à rebours, chaque geste une offrande à un vide qu’ils ne comprennent pas.
Les forêts sont transformées en actifs, l’océan en ligne de crédit. La Terre est découpée en parts égales, attribuées aux plus offrants. On calcule, on estime, on exploite. Les corps, penchés sous le poids de ces chiffres, avancent à tâtons. Les calendriers numériques dictent leur cadence, la course semble sans fin, mais personne ne regarde l’arrivée.
Et la croissance, cette faim insatiable, dévore tout sur son passage. Les sols s’épuisent, les espèces disparaissent dans le silence, et les rêves s’étiolent. Ce mot, « liberté », qu’on murmure encore, n’est qu’un masque pour dissimuler l’aliénation. La liberté d’acheter, de produire, de consommer, toujours plus, jusqu’à ne plus rien posséder d’essentiel. Et l’idole qu’ils vénèrent, ce cycle d’extraction et de destruction, étrangle tout ce qu’elle touche. Mais personne ne parle, personne ne s’arrête. Ils préfèrent la soumission au vertige de regarder ce qui pourrait changer.
Puis, un jour, le système hésite. Une machine s’arrête, comme par accident. Une racine timide surgit entre deux plaques de béton. Dans le fracas continu, un souffle étrange s’élève : le bruit du silence. Il glisse dans les ruelles, entre les bureaux vides, se faufile dans les tunnels des métros. Une main, juste une, lâche son clavier. Un corps se lève. Ce n’est pas un mouvement, ni une révolte. C’est une interruption.
Le béton s’effrite sous l’assaut d’une herbe obstinée. Les écrans s’éteignent un à un, comme fatigués de leur propre lumière. Les visages se tournent, hésitants. Ce qu’ils voient les déroute autant qu’ils s’en émerveillent : la Terre, toujours là, intacte dans ses interstices. Le murmure d’une rivière. Une feuille agitée par le vent. Le chant d’un oiseau qu’ils n’avaient jamais vraiment écouté.
La corde casse. Ce qui reste n’est pas un cri, ni une victoire. C’est un retour à quelque chose de fragile, mais réel. Un instant où les chiffres se taisent, où les existences retrouvent leur poids, leur densité. Et cela suffit. Pour aujourd’hui, cela suffit.